3. Humanisme et éducation

 

1. l'humanisme et la " foi en l'éducation "

 

a) Rappel texte La " foi en l'éducation ", Todorov, p. 60/61

Avant même de (re)lire ce texte, demandez-vous : pourquoi les " humanistes " accordent-ils à l'éducation la plus grande importance ? Puis prolongez vos réponses en (re)lisant ce qu'en dit Todorov dans ce passage.

 

b) Coménius, l'éducation comme " atelier de l'humanité "

 

La formule de Comenius l'éducation comme " atelier d'humanité " est sans doute l'une des expressions les plus vives de l'idéal éducatif. Elle a des accents qui feront penser à l'idéal kantien invitant l'éducateur à viser toujours une humanité future et meilleure (cf. Cours 1.)

 

Comenius (Jan Amos Komensky) est un écrivain et humaniste tchèque, professeur puis prêtre, né en 1592, mort en 1670 à Amsterdam. La pensée humaniste chez lui est celle d'un humaniste chrétien. La porte ouverte sur les langues est un ouvrage pédagogique publié en 1631 qui lui vaut une renommée mondiale. La Grande Didactique publiée en 1632 peut être considérée comme l'un des grands textes fondateurs de la pensée et de l'éducation pour le monde moderne.

 

Vous chercherez dans les extraits suivants quelques-unes des idées de base de cette pensée éducative. Pourquoi l'éducation revêt-elle aux yeux de Komensky une si grande importance ?

 

L'HOMME A BESOIN D'ETRE FORME POUR DEVENIR HOMME

 

1. Les germes du savoir, de l'honnêteté, comme nous l'avons vu, la nature nous les donne, mais elle ne nous donne ni le savoir, ni la vertu qui s'acquièrent à force d'étudier et d'agir. C'est pour cela que quelqu'un a défini et avec raison l'homme animal disciplinable, car il lui est impossible de devenir homme, s'il ne se discipline pas.

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3. Que personne donc ne croie pouvoir être vraiment homme, s'il n'a pas appris à agir en homme, je veux dire s'il n'a pas été formé aux vertus qui font l'homme. Ceci est démontré clairement par les exemples que nous offrent toutes les autres créatures, qui ne deviennent utiles à l'homme, bien qu'elles lui soient dédiées, que si de nos mains nous les adaptons au service de la vie humaine... Voici un cheval de bataille, un bœuf de trait, un âne de somme, un chien de garde ou de chasse, un faucon ou un épervier oiseleur : chacun possède innée l'aptitude à sa fonction, mais sa valeur reste bien faible si tu ne l'y habitues pas à force d'exercices.

4. L'homme, en tant qu'il a un corps, est fait pour travailler mais nous voyons qu'il n'a d'innée que la pure aptitude, et peu à peu il faut lui apprendre à rester assis et debout, à marcher et à mouvoir les mains afin d'apprendre à faire quelque chose. Comment donc notre esprit, sans une préparation, peut il avoir la prérogative de se montrer parfait en soi et par soi? La chose est impossible parce que c'est la loi de toute créature de partir de rien pour s'élever graduellement, tant en ce qui concerne son essence qu'en ce qui concerne ses propres actions...

5.Si l'on veut savoir quelque chose, il faut l'apprendre, parce que réellement nous venons au monde avec l'esprit nu comme une table rase, sans savoir faire quoi que ce soit, sans savoir parler, sans savoir comprendre; et il faut tout bâtir en commençant par les fondements. En vérité, ce travail, facile dans l'état de perfection, est devenu plus difficile, parce que les choses sont pour nous obscures et les langues confuses. Au lieu d'une langue il faut désormais en apprendre plusieurs, si pour nous instruire, nous voulons converser avec des vivants de diffère nationalités, ou lire les œuvres des morts. Bien plus, les langues dialectales elles-mêmes sont devenues plus compliquées et en naissant, nul n'en connaît la moindre syllabe.

6. Nous avons les exemples probaiits de certains qui, enlevés pendant leur enfance par des bêtes sauvages et grandis parmi elles, ne savaient rien de plus que ce qu'elles savent beaucoup mieux : avec la langue, avec les pieds et avec les mains ils n'étaient bons à faire quoi que ce soit de différent de ce que font les bêtes qui n'ont pas vécu parmi les hommes... Goulart dans les Merveilles de notre siècle écrit qu'en France, en 1563, se produisit l'événement suivant : quelques nobles partis à la chasse, après avoir tué douze loups, finirent par prendre, avec un 1acet, un garçon de sept ans environ, nu, de peau jaunâtre et de chevelure frisée. Il avait les ongles comme un aigle; il ne parlait aucune langue, mais il émettait une espèce de mugissement. Conduit dans une forteresse, on réussit à grand peine à lui mettre les fers, tellement il devenait féroce. Soumis, quelques jours, aux austérités de la faim, il commença à s'adoucir et, dans les sept mois, à parler. On lui faisait faire le tour des villes pour le donner en spectacle, ce qui était une source de bénéfices importants pour ses propriétaires. Finalement une pauvre femme le reconnut comme étant son fils, Tellement est vraie l'affirmation que nous a laissée Platon en écrivant (De Lois, liv. 6) que l'homme est un animal plein de douceur d'essence divine, s'il est rendu doux par un véritable enseignement. Si au contraire il ne reçoit aucun enseignement, ou en reçoit un qui est mauvais, il devient le plus féroce de tous animaux que produit la terre.

7.Ces faits montrent que nous avons tous besoin d'être éduqués et si nous jetons un regard autour de nous, nous voyons que chaque homme requiert d'être formé en vue de ses diverses fonctions. Que les stupides aient besoin d'enseignement pour se libérer de leur bêtise naturelle qui voudrait le mettre en doute? Mais, en vérité, les intelligents ont, encore bien plus besoin d'enseignement, parce que les esprits sagaces, si on ne les retient pas à des occupations utiles, se livrent à des occupations inutiles, frivoles et ruineuses. Plus un champ est fertile, plus il produit épines et macres. De même un esprit puissant est toujours en proie au désir de la nouveauté, si nous n'y semons pas les graines de la sagesse et de la vertu. Et comme la meule, en tournant, s'use d'elle-même, si nous ne lui fournissons pas le grain à réduire en farine, de même les esprits agiles, s'ils demeurent privés de travaux sérieux, se plongent dans la recherche de choses vaines, frivoles, et nocives qui causent leur propre ruine.

8. Les riches sans sagesse sont-ils autre chose que porcs engraissés par le son? Les pauvres qui ne comprennent rien que sont-ils, sinon des ânes malheureux condamnés à porter la charge? Et un homme aux belles formes, mais privé de culture, qu'est-il sinon un perroquet au plumage éclatant ou, comme on l'a dit, une lame de plomb dans une gaine en or?

9. Ceux qui devront être mis à la tête des autres, comme les rois, les princes, les magistrats, les pasteurs et les docteurs de l'église, doivent aussi nécessairement se pénétrer de sagesse que les guides des voyageurs doivent avoir des yeux, les interprètes l'usage de la langue, la trompette le son et l'épée le tranchant. Pareillement, il importe d'éclairer aussi les sujets afin qu'ils sachent se tenir sagement dans leur état de sujets à l'égard de ceux qui les gouvernent avec sagesse; non certes sujets par force, ou se comportant comme des ânes, mais volontairement et par amour de l'ordre. Et, en vérité, les créatures raisonnables doivent être guidées non à grand renfort de cris, de cachots et de coups de bâton, mais avec des moyens raisonnables.

10. Il est donc fermement établi que tous ceux qui sont nés hommes ont besoin d'une éducation régulière, parce qu'il faut qu'ils soient hommes et non bêtes féroces, brutes, sauvages, troncs inertes. De là résulte aussi cette conséquence que plus quelqu'un est éduqué, plus il s'élève au-dessus des autres. Ce chapitre peut donc trouver sa conclusion dans les paroles du sage ; qui ne fait aucun cas de la sagesse et de l'enseignement est un malheureux, ses espérances elles-mêmes sont vaines (y compris celle d'atteindre sa fin), ses fatigues infructueuses et inutiles ses œuvres (Sagesse, 3, 11).

Coménius, La Grande Didactique, chapitre VI

 

c) L'idéal éducatif. Un point de vue critique : J. M. Schaeffer

Le texte suivant est extrait de l'introduction d'un numéro de la revue Communications consaceré à l'idéal éducatif. L'auteur, JM Schaeffer, y explique qu'une relecture critique de l'idéal éducatif est aujourdh'ui nécessaire. Vous lirez ce texte dans cette perspective : pourquoi une relecture critique de l'idéal éducatif est-elle nécessaire ?

 

La pensée des Lumières et, d'une manière plus générale, le mouvement occidental d'émancipation de l'individu se sont déployés simultanément sur deux plans : en développant une vive curiosité pour les faits les plus ordinaires, d'où une réflexion à la fois rationnelle et pragmatique sur les améliorations possibles dans le domaine des techniques et de la vie sociale; mais aussi en promouvant des idéaux impliquant une vision beaucoup plus ambitieuse et radicale du progrès: un idéal révolutionnaire et un idéal d'éducation de l'humanité.

La critique des illusions révolutionnaires a été faite ; elle suscite aujourd'hui un consensus assez général, dans la mesure où c'est la mise en œuvre même de l'idéal révolutionnaire qui en a révélé les impasses tragiques. Pour ce qui est l'idéal d'un progrès reposant sur la diffusion des savoirs, l'éducation morale et le développement de la raison, l'adhésion, au contraire, est généralement toujours de mise. Les limites du progressisme éducatif en tant qu'il est fondé sur une conception pédagogique de l'identité humaine restent donc à interroger…

Pourquoi une critique de l'idéal éducatif est-elle nécessaire ?

Il n'y a certes pas lieu de douter que le progrès des savoirs et leur diffusion soit un bien. Il est également incontestable que l'éducation est un facteur essentiel de progrès. Mais ce qu'on peut appeler l'idéal éducatif correspond à une conviction beaucoup plus spécifique : l'idée selon laquelle la connaissance nous permettrait de maîtriser notre comportement et nos relations avec nos semblables, de sorte que le savoir rationnel, joint à l'intériorisation des principes de la morale, serait la condition nécessaire et suffisante d'une amélioration de l'humanité…

 

F. Flahault et JM Schaeffer, L'idéal éducatif, revue "Communications", n° 72, Paris, Seuil, 2002, pp. 5.

 

2. L'idée éducative. Origine et spécificité

Selon Emile Durkheim, notre conception de l'éducation - la conception occidentale et humaniste - est un héritage chrétien. Dans L'évolution pédagogique en France il s'attache à en retracer la généalogie.

Source : E. Durkheim, L'évolution pédagogique en France, chapitre 2 et 3, L'école primitive et l'enseignement.

 

Selon Durkheim, donc, l'idée éducative est indissociable du christianisme et des valeurs que le christianisme a inscrite dans notre civilisation. C'est dans le christianisme qu'il faut chercher selon Durkheim "le schéma abstrait du processus éducatif" (EPF, p. 38). Sur ce point, on lira et commentera en cours le début du chapitre trois de L'évolution pédagogique en France (pp.36/40).

Au fond de toute éducation, il y a donc le modèle religieux de la prédication, de la conversion : il s'agit toujours d'agir en profondeur sur la personne, conçue comme un tout, une unité, de la changer de l'intérieur, et de tout consacrer à ce but. En langage moderne : l'éducation ne se contente pas des savoirs et des savoir-faire : elle vise l'être, le savoir être. Ce que Durkheim appelle "une disposition générale de l'esprit et de la volonté" (EPF, p. 37). Le processus éducatif est d'essence religieuse… Unité, intériorité, totalité, voilà la "trilogie" éducative.

 

3. Jean-Jacques Rousseau, aux sources de l'éducation moderne

La pédagogie de Rousseau se présente sous la forme d'une conception d'apparence paradoxale et provocatrice : c'est la fameuse "éducation négative :

La première éducation doit donc être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le coeur du vice et l'esprit de l'erreur. Si vous pouviez ne rien faire et ne rien laisser faire; si vous pouviez amener votre élève sain et robuste à l'âge de douze ans, sans qu'il sût distinguer sa main droite de sa main gauche, dès vos premières leçons les yeux de son entendement s'ouvriraient à la raison; sans préjugés, sans habitudes, il n'aurait rien en lui qui pût contrarier l'effet de vos soins. Bientôt il deviendrait entre vos mains le plus sage des hommes; et en commençant par ne rien faire, vous auriez fait un prodige d'éducation. "

Emile, Livre II., p.113, éd. GF.

Selon Rousseau, l'éducation n'a qu'un seul but : " former un homme libre ". Et " l'éducation négative ", est éducation à la liberté. Essayez de comprendre cette affirmation : en quoi "l'éducation négative est-elle une éducation conforme au but affiché : former un homme libre ?

1) La relation adulte enfant et l'éducation à la liberté

Pour comprendre le sens de cette éducation paradoxale, le mieux est de partir du tout premier exemple, le tout début de la relation éducative : le premier rapport qui se crée entre l'adulte et le bébé qui pleure. Deux passages de l'Emile pour y réfléchir :

 

1

"En naissant, un enfant crie; sa première enfance se passe à pleurer. Tantôt on l'agite, on le flatte pour l'apaiser; tantôt on le menace, on le bat pour le faire taire. Ou nous faisons ce qu'il lui plaît, ou nous en exigeons ce qu'il nous plaît; ou nous nous soumettons à ses fantaisies ou nous le soumettons aux nôtres : point de milieu, il faut qu'il donne des ordres ou qu'il en reçoive. Ainsi ses premières idées sont celles d'empire et de servitude. Avant de savoir parler il commande, avant de pouvoir agir il obéit; et quelquefois on le châtie avant qu'il puisse connaître ses fautes, ou plutôt en commettre.

C'est ainsi qu'on verse de bonne heure dans son jeune coeur les passions qu'on impute ensuite à la nature, et qu'après avoir pris peine à le rendre méchant, on se plaint de le trouver tel.

Un enfant passe six ou sept ans de cette manière entre les mains des femmes, victime de leur caprice et du sien; et après lui avoir fait apprendre ceci et cela, c'est-à-dire après avoir chargé sa mémoire ou de mots qu'il ne peut entendre, ou de choses qui ne lui sont bonnes à rien; après avoir étouffé le naturel par les passions qu'on a fait naître, on remet cet être factice entre les mains d'un précepteur, lequel achève de développer les germes artificiels qu'il trouve déjà tout formés, et lui apprend tout, hors à se connaître, hors à tirer parti de lui-même, hors à savoir vivre et se rendre heureux. Enfin, quand cet enfant, esclave et tyran, plein de science et dépourvu de sens. également débile de corps et d'âme, est jeté dans le monde en y montrant son ineptie, son orgueil et tous ses vices, il fait déplorer la misère et la perversité humaines. On se trompe; c'est là l'homme de nos fantaisies celui de la nature estfait autrement.

Voulez-vous donc qu'il garde sa forme originelle, conservez-la dès l'instant qu'il vient au monde. Sitôt qu'il naît, emparez-vous de lui, et ne le quittez plus qu'il ne soit homme : vous ne réussirez Jamais sans cela".

Emile, Livre I, pp. 50/51.

 

2

 

Un bébé "n'a qu'un langage, parce qu'il n'a, pour ainsi dire, qu'une sorte de mal-être: dans l'imperfection de ses organes, il ne distingue point leurs impressions diverses; tous les maux ne forment pour lui qu'une sensation de douleur.

De ces pleurs, qu'on croirait si peu dignes d'attention, naît le premier r apport de l'homme à tout ce qui l'environne : ici se forge le premier anneau de cette longue chaîne dont l'ordre social est formé.

Quand l'enfant pleure, il est mal à son aise, il a quelque besoin, qu'il ne saurait satisfaire : on examine, on cherche ce besoin, on le trouve, on y pourvoit. Quand on ne le trouve pas ou quand on n'y peut pourvoir, les pleurs continuent, on en est importuné: on flatte l'enfant pour le faire taire, on le berce, on lui chante pour l'endormir : s'il s'opiniâtre, on s'impatiente, on le menace: des nourrices brutales le frappent quelquefois. Voilà d'étranges., leçons pour son entrée à la vie.

Je n'oublierai jamais d'avoir vu un de ces incommodes pleureurs ainsi frappé par sa nourrice. Il se tut sur le champ : je le crus intimidé. Je me disais : ce sera une âme servile dont on n'obtiendra rien que par la rigueur. Je me trompais : le malheureux suffoquait de colère, il avait perdu la respiration; je le vis devenir violet. Un moment après vinrent les cris aigus; tous les signes du ressentiment, de la fureur, du désespoir de cet âge, étaient dans ses accents. Je craignis qu'il n'expirât dans cette agitation. Quand j'aurais douté que le sentiment du juste et de l'injuste fût inné dans le coeur de l'homme, cet exemple seul m'aurait convaincu. Je suis sûr qu'un tison ardent tombé par hasard sur la main de cet enfant lui eût été moins sensible que ce coup assez léger, mais donné dans l'intention manifeste de l'offenser.

Cette disposition des enfants à l'emportement, au dépit, à la . colère, demande des ménagements excessifs. Boerhaave pense que leurs maladies sont pour la plupart de la classe des convulsives, parce que la tête étant proportionnellement plus grosse et le système des nerfs plus étendu que dans les adultes, le genre nerveux est plus susceptible d'irritation. Eloignez d'eux avec le plus grand soin les domestiques qui les agacent, les irritent, les impatientent : ils leur sont cent fois plus dangereux, plus funestes que les injures de l'air et des saisons. Tant que les enfants ne trouveront de résistance que dans les choses et jamais dans les volontés, ils ne devien dront ni mutins ni colères, et se conserveront mieux en santé. C'est ici une des raisons pourquoi les enfants du peuple, plus libres, plus indépendants, sont généralement moins infirmes, moins délicats, plus robustes que ceux qu'on prétend mieux élever en les contrariant sans cesse; mais il faut songer toujours qu'il v a bien de la différence entre leur obéir et ne pas 1es contrarier.

Les premiers pleurs des enfants sont des prières : si l'on n'y prend garde, ils deviennent bientôt des ordres; ils commencent par se faire assister, ils finissent par se faire servir. Ainsi de leur propre faiblesse, d'où vient d'abord le sentiment de leur dépendance, naît ensuite l'idée de l'empire et de la domination; mais cette idée étant moins excitée par leurs besoins que par nos services, ici commencent à se faire apercevoir les effets moraux dont la cause immédiate n'est pas dans la nature et l'on voit déjà pourquoi, dès ce premier âge, il importe de démêler l'intention secrète qui dicte le geste ou le cri.

Quand l'enfant tend la main avec effort sans rien dire, il croit atteindre à l'objet parce qu'il n'en estime pas la distance; il est dans l'erreur; mais quand il se plaint et crie en tendant la main, alors il ne s'abuse plus sur la distance, il commande à l'objet de s'approcher, ou à vous de le lui apporter. Dans le premier cas, portez le à l'objet lentement et à petits pas; dans le second, ne faites pas seulement semblant de l'entendre: plus il criera, moins vous devez l'écouter. Il importe de l'accoutumer de bonne heure à ne commander ni aux hommes, car il n'est pas leur maître, ni aux choses ,car elles ne l'entendent point. Ainsi quand un enfant désire quelque chose qu'il voit et qu'on veut lui donner, il vaut mieux porter l'enfant à l'objet, que d'apporter l'objet à l'enfant : il tire de cette pratique une conclusion qui est de son âge, et il n'y a point d'autre moyen de la lui suggérer.

Emile, Livre I, pp. 75/76 (édition GF)

 

L'enjeu de ces deux textes ne laissent aucun doute : tout est perdu pour l'éducation si les pleurs se transforment en ordres, en d'autres termes si l'éducation quitte le terrain de la loi des choses pour entrer sur celui de la dépendance des volontés. L'enfant sera bientôt perverti, la nature en lui étouffée, il sera bientôt un petit tyran, lui-même dominé et déchiré par ses colères et ses désirs insatiables.

 

Que faire, donc ? Ne rien faire qui ne tourne le dos à "l'ordre naturel". Georges Snyders souligne que ce terme a une double signification :

· L'ordre naturel, c'est le refus les entraves, les contraintes artificielles qui aggravent le besoin. Y recourir, c'est laisser librement se développer le besoin naturel de remuer, de jouer, de prendre possession de son corps. Trop d'interdits ne reflètent que la crainte où le préjugé de l'adulte.

· Mais l'ordre naturel, c'est une loi de nature qui a fait le bébé faible et qu'il faut que le bébé reconnaisse : il y a mille objets hors de sa portée, mille actions qu'il ne peut accomplir. Nulle humiliation, nul abaissement dans cette soumission à l'ordre des choses.

L'éducation négative ne vise que la négativité des volontés mais s'en remet à la positivité des choses.

 

2) La loi des choses

Il faut que l'enfant se mesure directement avec le monde, personnellement : qu'il apprenne ainsi à lire les lois du réel, la résistance des choses, les limites qu'elles imposent, les points d'appui qu'elles nous offrent : cette activité est activité libre.

Là est le rôle du gouverneur, et le sens de sa paradoxale présence continuelle : mettre l'enfant devant le réel, faire en sorte comme dit Snyders que "la confrontation entre le monde et l'enfant ne soit pas esquivée" (p. 427), faire en sorte que l'enfant soit placé devant la conséquence de ses actes, bref, exprimer "la leçon des choses". Cette "direction" est donc cadre pour la liberté de l'enfant.

"L'adulte n'a plus à humilier, à abaisser l'enfant, puisque ce n'est pas lui qui doit prescrire ; l'enfant est pourtant transformer et pris en main" (Snyders, Idem).

Donc pas de discours moralisateur, seulement la leçon des choses. La soumission à l'égard des choses s'opposent à l'obéissance vis-à-vis des hommes.

Le gouverneur est là pour conduire jusqu'à la loi des choses, il ne doit pas apparaître comme une autorité, une volonté. Sa rigueur, son inflexibilité prolonge la force des choses.

 

On réfléchira à la façon dont Rousseau pose et déplace le difficile problème de l'autorité éducative. Sa thèsene peut être confondue avec celle de la non-directivité.

 

3) La valeur du sensible

L'enfant doit d'abord vivre dans le monde sensible, le monde de la sensation, cultiver son acuité sensorielle, avant d'entrer dans celui des signes. L'enfant n'est pas encore mûr pour le monde des mots. Rousseau affirme même la dimension intellectuelle et morale de la sensation : elle constitue une sorte de pensée immédiate, propre à l'enfance, une "raison sensitive" ; elle est donc pleinement éducative.

· L'éducation négative est du coup le choix de ne pas introduire trop tôt l'enfant dans le monde de l'adulte, de préserver un monde de l'enfance.

Vous réfléchirez à la portée de cette idée pour le monde contemporain

"L'enfant peut et doit agir et se développer dans son monde à lui, par des mobiles qui lui sont propres et des idées adaptées à sa situation", écrit Snyders (p. 426) ; son monde n'est pas le monde adulte en réduction. On connaît la fortune de cette découverte dans l'éducation moderne.

 

4) La "ruse pédagogique"

Etre éducateur, pédagogue, c'est donc du même coup entrer dans les arcanes et les paradoxes de la " ruse pédagogique ".

· L'Emile est célèbre pour toutes les ruses du gouverneur, mises en scène pédagogiques, stratagèmes didactiques par lesquels Emile est secrètement dirigé, non par l'action directe du maître, mais par les choses qu'il a ordonnées à selon ses fins. Manipulations ? Beaucoup d'artifices, assurément, au nom d'une éducation selon l'ordre naturel !

 

Quelles réflexions vous inspirent la "ruse pédagogique" à la Rousseau ? Manipulation ? Et qu'en est-il alors de la liberté de l'élève ?

 

De la leçon en chambre à la leçon en plein air. Analyse du procédé. (pp.233-235). En s'inspirant de l'analyse de Michel Fabre (Penser la formation, Paris , PUF, 1994, p. 164 et suivantes), on retiendra quatre idées :

· Le sens du savoir apparaît dans l'explication par les choses mêmes. C'est la fameuse leçon de choses.

· L'étude doit se borner à l'utile, à ce qui fait sens pour l'enfant, et correspond à un vrai besoin, par opposition à une vaine curiosité.

· L'opposition se situe entre l'explication verbale et l'expérience sensible. Entre les mots et les choses.

· Dans la "situation-problème" crée par le gouverneur, l'élève se confronte à la réalité, aux choses et non au maître, à sa volonté et à son savoir. L'éducation négative appelle la pédagogie active.

 

La situation-problème est bien une ruse : elle est un problème réel pour l'enfant, mais un artifice pour le maître, qui garde l'œil sur le savoir !

Michel Fabre y décèle même " la duplicité constitutive de la relation formatrice " (p. 169). Ruse du maître pour éduquer l'enfant sans compromettre sa liberté fondamentale : " mettre son double "en tiers", afin de placer l'enfant " sous la seule dépendance des choses ", et donc en situation de se passer progressivement du père " (Michel Fabre, p. 170).

Ce dédoublement du pédagogue, cette mise en tiers du double (avec l'enfant, mais devant l'enfant), n'est-ce pas la solution du paradoxe de la liberté en éducation ?

L'éducation négative n'est donc pas renoncement au savoir.

Le maître selon Rousseau n'ignore pas la dissymétrie adulte/enfant : supériorité de force, de savoir. Mais il ne faut pas que cette supériorité soit le fondement d'un pouvoir de type politique, d'une dépendance de l'homme. Le maître est une médiation.

Si le but de l'éducation est la liberté, l'accès aux savoirs, l'enseignement, doivent en participer. Le but de l'éducation est d'apprendre à s'orienter par soi-même. C'est passer des chose muettes aux signes qui leur donnent sens . La leçon d'astronomie est de ce point de vue une métaphore de l'éducation tout entière. Eduquer, c'est aider à recourir aux signes qui permettront à chacun de s'orienter par lui-même. Pas d'éducation sans enseignement (enseigner, insignare = mettre une marque, faire signe), en ce sens là.

 

4. L'enfance comme dimension de l'humanité

 

1. Rousseau, la découverte et la reconnaissance de l'enfant.

" On ne connaît point l'enfance : sur les fausses idées qu'on en a, plus on va, plus on s'égare. Les plus sages s'attachent à ce qu'il importe aux hommes de savoir, sans considérer ce que les enfants sont en état d'apprendre. Ils cherchent toujours l'homme dans l'enfant sans penser à ce qu'il est avant que d'être homme. Voilà l'étude à laquelle je me suis le plus appliqué, afin que, quand toute ma méthode serait chimérique et fausse, on pût toujours profiter de mes observations. Je puis avoir très mal vu ce qu'il faut faire; mais je crois avoir bien vu le sujet sur lequel on doit opérer. Commencez donc par mieux étudier vos élèves; car très assurément vous ne les connaissez point; or, si vous lisez ce livre dans cette vue je ne le crois pas sans utilité pour vous. " (Préface, p. 32)

Cette découverte a des effets très concrets. Rousseau est de ceux qui demandent par exemple qu'on libère le nourrisson des langes qui le momifient (Livre premier, p. 67).

 

"La nature veut que les enfants soient enfants avant que d'être hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre, nous produirons des fruits précoces, qui n'auront ni maturité ni saveur, et ne tarderons pas à se corrompre ; nous aurons de jeunes docteurs et de vieux enfants. Lenfance a des manières de voir, de penser, de sentir, qui lui sont propres ; rien n'est moins censé que d'y vouloir substituer les nôtres ; et j'aimerais autant exiger q'un enfant eût cinq pieds de haut, que du jugement à dix ans..." L'Emile, Livre Second.

 

"Nous ne savons jamais nous mettre à la place des enfants ; nous n'entrons pas dans leurs idées, nous leur prêtons les nôtres ; et suivant toujours nos propres raisonnements, avec des chaînes de vérité nous n'entassons qu'extravagances et qu'erreurs dans leur tête". L'Emile, Livre troisième.

A la lecture de ces trois textes, quelles conséquences éducatives s'imposent selon vous ?

 

NB. Cette découverte de l'enfance, du sentiment de l'enfance et de la famille, doit être replacée dans son contexte historique et culturel. Elle est une caractéristique du 18ème siècle bien étudiée par l'historien Philippe Ariès (L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Paris, Le Seuil, col. Points, 1973).

 

2. Nature et valeur de l'enfance selon Rousseau

Mais il y a autre chose chez Rousseau, qu'il faut tout de suite prendre en compte : un plaidoyer pour l'enfance : reconnaissance de l'humanité de l'enfant, de l'humanité en l'enfance ; et peut être plus encore : l'enfance conçue comme une dimension pleine de l'humanité.

· Idée de maturité enfantine.

· Conviction qu'il faut avoir été pleinement enfant pour être un homme accompli.

 

La conception rousseauiste de l'enfance est bien résumée dans le livre second de l'Emile (pp. 91/93) :

" Hommes, soyez humains, c'est votre premier devoir; soyez-le pour tous les états, pour tous les âges, pour tout ce qui n'est pas étranger à l'homme. Quelle sagesse y a-t-il pour vous hors de l'humanité ? Aimez l'enfance; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. Qui de vous n'a pas regretté quelquefois cet âge où le rire est toujours sur les lèvres, et où l'âme est toujours en paix ? Pourquoi voulez-vous ôter à ces petits innocents la jouissance d'un temps si court qui leur échappe, et d'un bien si précieux dont ils ne sauraient abuser ? Pourquoi voulez-vous remplir d'amertume et de douleurs ces premiers ans si rapides, qui ne reviendront pas plus pour eux qu'ils ne peuvent revenir pour vous ? Pères, savez-vous le moment où la mort attend vos enfants ? Ne vous préparez pas des regrets en leur ôtant le peu d'instants que la nature leur donne : aussitôt qu'ils peuvent sentir le plaisir d'être, faites qu'ils en jouissent; faites qu'à quelque heure que Dieu les appelle, ils ne meurent point sans avoir goûté la vie. " (p. 92).

 

· Georges Snyders en donne une lecture très pertinente (La pédagogie en France au 17ème et au 18ème siècle, Paris, PUF , 1965, pp. 284/290). En s'en inspirant on peut dégager les principaux axes de la valorisation de l'enfance :

· Il y a une perfection propre à l'enfance : une raison propre à l'enfance (la raison sensitive), un équilibre propre à l'enfance, une unité, une harmonie.

· Cette perfection est source du bonheur de l'instant. Le bonheur de l'enfance, c'est le plaisir simple d'exister : ce sentiment pur de l'existence dont Rousseau fera un modèle de perfection et de sagesse. Le pur plaisir d'être et de sentir. L'éthique et l'esthétique confondues. C'est le pur plaisir de l'instant du pur présent qui ignore le temps et le devenir. L'enfant est tout entier dans ce qu'il vit quand il le vit. Il est en coïncidence avec chaque moment de lui-même. L'adulte lui-même trouve une nouvelle jeunesse et une leçon de vie au spectacle de l'enfance.

· L'état d'enfance est finalement une négation en acte du péché originel : un état d'innocence préservée. La preuve de la bonté de la nature en l'homme, une confiance dans le monde comme don de chaque instant.

 

L'éducation nouvelle sera particulièrement sensible à ce thème de l'enfance et de sa valeur.

Toute l'éducation moderne s'inscrit dans cette conception de l'enfant devenu comme le paradigme d'une humanité "ouverte", essentiellement en devenir.

En considérant les différents aspects de la "découverte" de l'enfance chez Rousseau, quelle place revient selons-vous à l'enfance dans la pesnée humaniste et plus particulièrement dans l'idée d'homme et d'humanité ?

 

5. Durkheim et l'humanisme scientifique

L'apport de Durkheim ne se limite pas à l'introduction du regard de la sociologie et de l'histoire sur l'éducation et la pédagogie. Son actualité tient d'une part à son engagement personnel dans l'histoire de l'école , et d'autre part aux problèmes qui sont au cœur de ses analyses et qui sont des problèmes qui nous sont toujours sensibles.

1. L'héritage pédagogique de Durkheim s'articule autour de deux questions qui traitent des problèmes propres au monde moderne, à notre monde :

- Premier problème, première question. Le monde moderne est le monde des sciences et des techniques, celui de la civilisation scientifique et technique : Que doit être l'éducation dans ce monde là ? Durkheim ne se demande pas seulement : comment enseigner les sciences, quelle place faire aux sciences dans l'éducation. Mais plus fortement : Que doit être l'éducation au temps des sciences ?

- Deuxième problème, deuxième question. Il n'y a pas d'éducation authentique sans éducation morale. Comment fonder un enseignement moral sur la culture scientifique ( et non plus sur un fondement religieux)? Question qui en contient une autre : comment préserver, fonder le lien social ? En termes contemporains : comment construire le "vivre ensemble" ?

 

Quelles "réponses", ou plus précisément quelles réflexions suscitent pour vous ces deux questions ? On y réfléchira dans le cadre du cours.

 

2. Ces deux questions sont au fondement de l'idée de laïcité et du projet de l'école laïque.

C'est précisément là que se trouve l'engagement personnel de Durkheim dans l'histoire éducative de son temps, pendant la troisième des grandes "périodes d'effervescences pédagogiques". Une "effervescence" dont témoigne notamment le Dictionnaire de pédagogie (1888) de Ferdinand Buisson, les numéros de la "Revue pédagogique".

Une œuvre contemporaine des grandes lois scolaires instaurant la laïcité, sous la troisième République, l'époque de Jules Ferry.

Durkheim est un "intellectuel", un universitaire, un "savant" personnellement engagé dans le grand mouvement de construction d'une école laïque au tournant du siècle.

En 1887, un arrêté ministériel le désigne pour enseigner la pédagogie et la science sociale à l'université de Bordeaux (première apparition de la science de l'éducation). En 1902, il succède en Sorbonne à Ferdinand Buisson, titulaire de la première chaire de pédagogie. L'évolution pédagogique en France et L'éducation morale sont des textes issus de ses cours.

Avec Durkheim, c'est donc la doctrine et la pratique de l'école laïque qui se cherchent et qui se fondent. Il faut le lire et le situer dans cette perspective. Il s'agit bien d'une période d'innovation : il faut inventer l'école du peuple sans recourir à un fondement religieux.

L'attachement de Durkheim à l'idée laïque est déclaré, explicite. Il appartient à une famille de rabbins, c'est un juif laïque, il vient de la communauté juive émancipée par la Révolution française, et qui connaît la valeur émancipatrice de la République.

Durkheim voit dans l'idée laïque une garantie de la solidarité sociale. Et une forme de respect mutuel. Il estime, comme beaucoup d'intellectuels de sa génération, que la République doit formuler un idéal commun de croyances et de valeurs, de savoirs qui unissent (une culture commune).

 

3) Une éducation humaniste à l'âge de sciences

L'heure de l'éducation par les sciences est à présent venue… Le grand mouvement des sciences qui affecte le savoir et la civilisation emporte enfin la pensée pédagogique et le système d'enseignement dans un nouvel âge. C'est la conviction sur laquelle Durkheim fonde sa lecture de l'histoire éducative et l'analyse de son devenir et de ses problèmes. L'éducation à venir est celle de l'âge des sciences, et il bouleverse la donne.

a) Dans les dernières leçons de L'évolution pédagogique en France, Durkheim distingue quatre grandes phases de l'histoire scolaire.

- L'âge carolingien, âge préliminaire, introductif.

- L'âge scolastique, du 12ème au 14ème siècle, époque médiévale dont viennent bon nombre de nos institutions : universités, collèges, facultés, grades, examens…

- L'âge humaniste, du 14ème à la fin du 18ème siècle, auquel nous devons l'enseignement littéraire et la place qu'il occupe dans l'enseignement et dans la culture.

- Le monde moderne appartient à une quatrième phase, ouverte depuis la fin du 18ème siècle, et qui n'en finit pas de se chercher. Depuis, explique Durkheim, "on cherche à compléter l'enseignement littéraire par une culture historique". L'enseignement de ce monde nouveau est à inventer. Ce devra être l'œuvre des futurs enseignants auxquels Durkheim s'adresse dans ses cours : "Mesdames et Messieurs", leur déclare-t-il en substance, "c'est à vous qu'il appartient de faire entre enfin l'école dans cette nouvelle phase conforme aux évolutions de la société".

 

b) Pourtant, cette quatrième phase nécessaire est marquée par une anomalie. Il y a un décalage considérable entre la place - considérable - qu'occupent les sciences et les techniques dans la civilisation et la société, et celle qui leur revient dans l'éducation - très réduite. Paradoxe : il appartient aux sciences d'éduquer - c'est là une nécessité, une exigence sociohistorique - et pourtant les sciences peine à trouver leur place - la première - dans l'école et dans l'enseignement.

 

c) D'où une question, un doute : les sciences sont-elles capables d'éduquer ? C'est-à-dire : de satisfaire pleinement à l'ambition éducative ? (Cf. Alain Kerlan, La science n'éduquera pas. Comte, Durkheim, le modèle introuvable, Bern, éditions Peter Lang, 1998) . Durkheim n'en doute pas : foi en la raison scientifique, spiritualisme positiviste. Mais il comprend qu'il est nécessaire de définir les conditions et les moyens d'une vraie éducation par les sciences, grâce aux sciences. C'est l'objet des trois dernières leçons de L'évolution pédagogique en France.

 

d) Les sciences ne peuvent éduquer qu'en prenant le relais, l'héritage, en reprenant à leur compte toutes les ambitions inhérentes à l'idée éducative.

- L'éducation scientifique ne peut donc prendre le relais, devenir le modèle éducatif du monde moderne, qu'à la condition d'être pleinement formatrice. Elle doit être à la fois :

· éducation intellectuelle (formation de l'esprit : comment former un esprit par les sciences ?

· éducation morale (formation de la volonté : comment former par la science, à l'aide des sciences, la personne morale, capable de s'imposer des devoirs, de se donner des lois et de s'y contraindre ?)

· éducation esthétique (formation du goût et de la sensibilité grâce aux sciences)

· éducation politique (formation du citoyen grâce aux sciences).

 

Ce programme est celui du positivisme auquel adhère Durkheim. C'est une ambition dont on peut suivre la trace dans l'histoire des idées éducatives, de Auguste Comte à Charpak, en passant par Durkheim, Bachelard, et plus récemment ce qu'on a appelé "les activités d'éveil scientifique".

 

e) Durkheim en appelle donc à une nouvelle culture fondée dans les sciences, à un nouvel humanisme fondé dans les sciences et capable de reprendre les valeurs éducatives humanistes issues du christianisme.

"Il s'en faut que la conception que le christianisme se fait de l'éducation soit sans fondement : si les formules symboliques dans lesquelles elle est enveloppée ne sont pas scientifiquement admissibles, il y a sous ces symboles une vérité profonde qui doit être retenue… Il reste vrai que la fonction propre de l'éducation est avant tout de cultiver l'homme, de développer les germes d'humanité qui sont en nous. Or, un enseignement auquel on assigne uniquement pour fin d'accroître notre empire sur l'univers physique manque à cette tâche essentielle" (EPF, p. 386).

- Ce n'est pas purement du scientisme. Dans le modèle que propose Durkheim à la fin de L'EPF, les sciences n'ont pas pris toute la place des Humanités.

- C'est une culture à trois pieds, assise sur trois domaines d'études : celui de la nature, celui du langage, celui de l'homme. Trois domaines en rapport de complémentarité et de réciprocité. "L'enseignement humain suppose un enseignement de la nature", et tous deux "se pénètrent mutuellement, agissent et interagissent l'un sur l'autre" (EPF, p. 398).

- Le langage occupe dans ce modèle et ce programme d'enseignement une place particulière, centrale et fondatrice. Il est à la fois du côté de l'humain, et du côté des choses. Il est bien en nous (subjectif), mais déjà en dehors de nous (objectif). Il nous fournit les bases de la logique qui nous sert à comprendre la nature. Il est aussi le premier objet des sciences humaines.

 

On ne saurait terminer cette approche sans s'interroger : qu'en est-il, aujourd'hui, de l'éducation scientifique ? Les sciences ont-elles bien pris le relais de l'ambition éducative ? Les sciences éduquent-elles pleinement ? Il est permis d'en douter… Comment voyez-vous ce défi éducatif ? On peut réfléchir à cela sur l'exemple de l'introduction de l'informatique à l'école…

 

- L'avis d'un pionnier de "l'éveil scientifique", Victor Host : L'entreprise de rénovation des sciences a échoué. On doit reconnaître que perdurent les "déficiences de la culture scientifique".

- Mon point de vue : "Héritiers des Lumières, nous autres éducateurs avons longtemps cru que la science apportait la bonne réponse à la question de l'éducation et de l'émancipation. Nous pressentons à présent qu'elle constitue aussi un problème pour l'éducation. Quelle place faut-il faire et quel sens faut-il donner aux sciences dans l'éducation pour que l'éducation soit encore possible ? Telle est bien la question fondamentale". (Alain Kerlan, La science n'éduquera pas. Comte, Durkheim, le modèle introuvable, Bern, Peter Lang, 1998, pp. 299-300.)

- Le point de vue de Michel Fabre : "Le succès même des sciences peut conduire à occulter la question de leur valeur formatrice. Mais notre croyance spontanée en cette valeur vient surtout de ce que nous pensons toujours la théorie au sens grec, sans apercevoir le changement fondamental de signification qui l'affecte dans la science moderne". (Penser la formation, Paris, PUF, 1994, p. 100).